les choses simples (kostya)

« - Eliott ! Reviens ici ! »

La pagaille s’amoncelle tout autour de toi. Les cartons sont empilés, certains sont à moitié défaits, d'autres pas encore ouverts. Des vêtements de la veille sur le canapé, la vaisselle du petit déjeuner délaissée sur la table à manger. Toi d'ordinaire si ordonnée, maniaque sur les bords, qui ne laisse rien traîner plus de deux minutes, tu reconnais à peine ton environnement. D'un simple coup d’œil, on peut distinguer que le déménagement est encore récent. On remarque que vous avez tenté de faire de la maison votre cocon, grâce aux photos accrochées, aux peintures sur les murs, au tapis importé qui jure affreusement avec les rideaux pas encore changés. T'as cependant pas le temps de penser à ça, Rose. Au désordre qui règne dans ton royaume. Pas maintenant, du moins ; pas tout de suite. Tu as un autre souci en tête, un autre poids sur les épaules, qui se matérialise sous la forme d'un énergumène de sept ans qui sprinte autour de la table du salon, une chaussure au pied droit, le gauche encore nu. Il va finir par t'avoir, le sacripant.

« - Eliott !, tu répètes, dans l'espoir qu'il va soudainement s'arrêter et obéir. T'as l'impression d'être totalement dépassée, pour le moment. Lui, qui n'avait jamais fait de crises du genre, en France, est infernal depuis votre arrivée ici. T'essayes de te montrer patiente, de comprendre sa détresse. Tu vas nous mettre en retard ! Ce qui s'avère plutôt difficile, après une nuit de travail à l’hôpital. »

Raphaël est déjà parti travailler, puis, c'est toi qui t'es proposé de l'amener à l'école, Rose. Avec ton boulot et les changements, t'as l'impression de plus voir Eliott autant que tu le voudrais. T'es crevée, si seulement il pouvait te rendre les choses un peu plus faciles. Tu te laisses pas démonter pour autant. Tu finis par l'attraper, alors qu'il passe à portée de main, et l'assoies sur le canapé pour lui enfiler sa deuxième chaussure, tandis qu'il remue de gauche à droite.

« - J'veux pas y aller !
- Pas de chance, je ne te laisse pas le choix, tu lâches en soufflant l'une de tes mèches qui s'est échappée de ton chignon lâche. La chaussure enfin enfilée te semble comme une victoire.
- Mamaaaan, qu'elle minaude, la canaille, en s'accrochant à ta taille, le regard de chaton pour te faire craquer. C'est dans ces moments-là que tu reconnais Raphaël en lui.
- N'essaye même pas, je suis incorruptible. Allez, en voiture, Mister sweet face. »

La clé qui tourne dans la serrure, le moteur qui émet un drôle de ronronnement avant de démarrer. T'y fais pas attention plus que ça, le temps est contre toi, t'as pas une minute de plus à perdre si tu veux pas arriver en retard à l'école. Tu commences à connaître le chemin par cœur, deux fois à droite, le feu rouge puis le rond-point. Du Genesis qui résonne dans l'habitacle et Eliott qui chantonne sur le siège arrière. À croire qu'il n'est capable de parler anglais que quand ça le chante, évidemment. Littéralement. La priorité de droite, puis le parking de l'école qui s'offre enfin à ta vue. 8h24. Parfait, il vous reste quelques minutes avant que la sonnerie ne retentisse.

Sac à dos dans une main, les doigts d'Eliott dans l'autre, pas pressés vers l'entrée alors que tu sens une légère résistance de son côté. Ses jambes qui s'arrêtent totalement avant de franchir la porte, bloqué. Tes genoux qui fléchissent automatiquement, réflexe, pour être à sa hauteur. Main qui dégage son front de ses cheveux en bataille, paroles réconfortantes, alors que t'entends soudainement des pas courir en votre direction. Voix amusée, accent british, tu comprends parfaitement alors qu'elle se met à parler.

« - Look daddy, that's the new kid... »

Petite blonde aux yeux pétillants, elle a l'air intriguée par Eliott, sans pour autant trop oser s'en approcher. Tu observes le garçon avec un sourire en coin, il a sorti la carte de la timidité.

« - Qui est-ce ?, tu lui souffles, amusée.
- C'est Jude, qu'il répond à mi-mot.
Il connaît donc bien certains noms de ces camarades, le cachottier. La bienveillance dans le regard de la dénommée Jude te rassure également. Tout espoir n'est pas vain pour qu'Eliott finisse par se faire des amis.
- Nice to meet you, miss, tu lances à la gamine, l'accent français trahissant ton anglais maîtrisé. Et si tu l'accompagnais à l'intérieur ?, tu proposes ensuite en t'adressant à Eliott, alors que le père a finalement rejoint l'avancée prise par sa fille. »

Toi, l'école, t'aimais pas du tout ça, t'en avais même la phobie. T'as d'ailleurs pas fait de grandes études, Kostya, et ce n'était pas le moins du monde une question de passion, d'intérêt, ni même de capacités. T'étais un gosse intelligent, bourré de potentiel, le problème ne venait ni de toi ni de l'institution elle-même, quoiqu'elle soit encore tout à fait perfectible. Le problème, c'était les autres, et ça a eu beau s'arranger avec le temps et l'entrée au collège, t'es resté marqué au fer par les années antérieures. Les hématomes, bleus violets puis jaunes, sur ta peau trop pâle, et personne pour apaiser tes coups au cœur une fois rentré. T'avais simplement honte, de ne pas être fort, comme ton père, comme tes frères. D'être comme ta mère, sensible et doux, au point de te faire marcher dessus. Exactement comme elle, en fait, qui n'osait pas même te consoler car sa brute à elle, c'était son mari, lui qui n'avait jamais levé la main sur elle mais savait parfaitement la dissuader de te couver. La seule solution qu'il ait trouvée fut de t'endurcir, et sans doute devrais-tu l'en remercier, mais t'es trop occupé à offrir une éducation diamétralement opposée à Jude. Tu as beau ne pas être un brillant exemple en la matière, tu lui enseignes la manière douce, l'amour et la tolérance. Elle sait bien, du haut de ses presque sept ans, que papa n'est pas un bisounours, mais elle accepte de fermer les yeux pour se concentrer sur le message sonnant tout ce qu'il y a de plus paradoxal dans ta bouche. Tout ce qui t'importe, c'est que les choses se passent bien mieux pour elle que pour toi, raison pour laquelle tu as opté pour une relation tout ce qu'il y a de plus sincère. Tu ne lui as rien caché, de tes crimes passés et de ton séjour en cellule, à condition qu'elle te dise absolument tout de ses potentiels petits tracas. Et de ses joies, ce qu'il y a de plus courant, à ton plus grand bonheur.

« Ready, love ? » Sac sur le dos, elle bondit presque hors de la maison et court vers la voiture, s'installant toute seule avant de te laisser vérifier sa ceinture de sécurité. Ses petites jambes se balancent dans le vide durant tout le trajet, et elle ne se tait pas une seconde. Toi, t'as un sourire débile qui flotte sur tes lèvres d'ordinaire pincées, tout à ton soulagement de la voir à ce point heureuse. Heureuse d'aller à l'école, heureuse d'apprendre, et puis surtout heureuse d'être avec toi. Vous évoquez rarement sa mère, mais tu fais de ton mieux pour afficher un minimum de cordialité à son égard lorsqu'elle est mentionnée, et t'as le sentiment qu'elle fait de même te concernant, puisque Jude ne semble nourrir de rancœur envers aucun d'entre vous. C'était une véritable angoisse, durant les premiers mois, tu t'imaginais détesté, pour ton absence et tes méfaits, t'avais aucune idée de ce qu'Eva avait pu lui raconter, mais la gamine t'a purement et simplement adopté, en une fraction de seconde. « Are we late ? » Sa voix, un tantinet inquiète, t'arrache à tes pensées tandis que tu gares la voiture dans le parking bien moins bondé que d'ordinaire. Un regard à ta montre, et tu secoues la tête avec un sourire rassurant. Vous n'êtes pas en avance, mais en retard serait un grand mot.

L'assurance de ne pas faillir à votre score parfait de 0 retard depuis le début de l'année ne suffit pas à l'empêcher de cavaler, plusieurs mètres devant toi, et ce malgré tes nombreuses remarques concernant la dangerosité de ce parking. Forcé de trottiner à sa suite, tu ralentis le pas en arrivant dans la cour, la laissant filer en tête à la recherche de tu ne sais trop quoi, ou qui. Jusqu'à ce que sa voix ne parvienne à nouveau à tes oreilles: « Look daddy, that's the new kid... » Tu suis son regard, te remémorant vaguement la conversation de la veille au sujet de ce nouveau. « Yeah ? What's his name again ? » Tu n'es plus qu'à quelques pas, apercevant plus distinctement le petit garçon en question, accompagné de celle qui doit être sa mère. « I told you yesterday daddy ! It's Eliott. » Tu souris, face à cet air agacé qu'elle tient indéniablement de sa mère, celui qui veut dire tu ne m'écoutes jamais. « Right. Sorry baby, you know dad's getting old. » Finalement parvenu tout à côté du duo, tu entends la mère parler ce qui te semble être français. Tu n'as que peu, voire aucune, notion de cette langue, tes connaissances se limitant à ton suédois maternel et à l'anglais. Tu supposes que vous avez la seconde en commun, et oses une approche sans trop savoir ce qui te prend d'être sociable: « My daughter seems to really like your kid. » Ce n'est pas bien compliqué, elle aime tout le monde, ta Jude, mais ton interlocutrice n'a pas besoin de le savoir. Tu sais ce que c'est, de déposer son enfant ici jour après jour en priant pour que tout se passe bien, qu'il soit intégré, pas trop différent, tout en se développant aussi librement qu'il le devrait. Ta crainte majeure était que ta réputation retombe sur Jude, et qu'elle eut finalement été mieux sans toi dans sa vie. Et ce fut le cas, un temps, elle était évitée comme la peste par certains enfants et n'y comprenait rien. Mais vous êtes passés au dessus de ça.